Retour de l’être aimé
Elle éponge les traces d’eau sur l’évier de pierre , essuie les carreaux bleus et finit d’arranger le plateau . Cafetière, sucrier , petite cuiller argentée , quatre biscuits à l’orange dans la coupelle de Saxe. Celle où Maman dressait quelques minces tuiles aux amandes . La fine bordure craquante et cuivrée , le centre jaune clair à peine cuit… l’ourlet de porcelaine sous la pulpe de ses doigts ressuscite leur douceur fondante et leur volatil parfum de dragée .
Chaque geste mesuré par l’habitude , chaque pas dans celui de la veille , elle traverse la salle à manger et la porte-fenêtre intérieure vers le salon. Odeur de roses séchées, le soleil de début d’après-midi ocre les voiles des deux hautes fenêtres. Assise de trois quart sur la méridienne, le dos droit et la coiffure irréprochable , elle l’attend pour partager l’amertume du café noir et des croquants à l’orange .
Encore cinq minutes, elle se relève pour arranger les coussins, tous anciens et différents, sur les fauteuils et la chauffeuse de Grand-Mère où personne ne s’est assis depuis longtemps. Il ne va plus tarder. Tout est en place , les tapisseries de Maman dans le cadre et sur le sofa, le pare-feu terni devant l’âtre masqué d’une plaque de bois, le couvercle chêne clair du piano fermé, la collection de romans dans la vitrine , et, sous sa cloche de verre, la pendulette dorée. Chaque samedi elle en extrait la petite clé du vase chinois pour sept tours , son cliquetis et ses carillons l’ont toujours accompagnée.
Il est ponctuel . Depuis toutes ces années, il n’a manqué le rendez-vous que pour des raisons majeures, des évènements d’un ordre supérieur auxquels nul ne pouvait rien.
La pendule finit de résonner , il est là . Sa voix emplit la pièce, son timbre grave , ses intonations un peu chantantes, le charme de son accent . La chemise légèrement ouverte , il semble avoir eu chaud . Comme toujours au cœur de l’action, il a mille choses à raconter. Elle aime qu’il arrive ainsi , décontracté, son blouson sur l’épaule. Maman n’aurait pas approuvé, elle disait qu’un homme ne doit se montrer sans veste qu’en cas de guerre ou d’incendie, et encore. Mais elle est partie depuis longtemps , elle ne fera jamais sa connaissance.
Il s’assoit sur un fauteuil. Tourné vers elle, il l’enveloppe quelques secondes de son regard profond . Il est encore tracassé, sa vie est agitée . Rien à voir avec son quotidien à elle, sa solitude dans la grande maison parmi ceux qui sont partis, les uns après les autres, lui laissant la garde des souvenirs . Sans elle, qui saurait nommer les enfants apprêtés dans les cadres d’argent ? Les couples solennels , les hommes à lorgnon et les femmes à tournure , leur expression douloureuse échappée du corset serré ? Elle sait le nom de chaque bébé à plat ventre sur une fourrure , elle connaît Maman petite. Son fort regard inchangé à travers les années, sous la masse de cheveux peu à peu disciplinés et affadis d’un ruban jusqu’à la stricte coiffure serrée qu’elle lui a toujours vue . Qui d’autre saurait distinguer les services en Giens des grands-mères Schneider et Pomiès ? le linge brodé de Tante Amélie ? les verres en cristal de la communion de Jean-Charles auxquels il manque deux flûtes depuis Noël soixante-trois et le faux pas de la cousine Lilette ? Les absents l’accompagnent jour et nuit le long des murs tendus de soie passée , ils l’entourent et la retiennent de leur côté. Gardienne de leurs mémoires et garante de ce qu’ils ont laissé : l’éclat de l’argenterie , l’intégrité des tapisseries, les trésors des armoires. Naphtaline et santal, deux fois l’an elle glisse des billes odorantes dans les piles de draps pliés par des disparues. Elle se rappelle les matinées des jours de linge ; Grand-Mère dans le fauteuil d’osier, Maman présidant la cérémonie et les jeunes filles maniant les toiles. Son admiration d’enfant devant leur adresse et leur complicité , les effluves savonneux du lin, la douceur brûlante de la vapeur…Deux fois par mois l’odeur de tissu chauffé dans l’escalier et , l’après-midi , les éclats de rire des lingères libérées des patronnes . Comme elle aimait se faufiler pour profiter de leurs bavardages. C’était le temps de la lenteur , de la certitude que rien n’allait changer .
Avec lui c’est autre chose. Il sait faire face lorsque tout va si vite , il reste calme , elle a confiance en lui . Il la rassure dans ce monde où tout bouge, où même les mots n’ont plus la même signification. Son regard posé sur elle la trouble aussi ; comme celui de ce jeune homme, croisé le temps de quelques promenades au bord de la rivière. Cet été où elle n’était pas allée sur la côte, prétextant des migraines. Maman, déjà malade et fatiguée, avait accepté de la laisser seule deux semaines. Quinze longues journées de liberté …
Aujourd’hui, il est comme elle préfère : jeune, plein d’énergie. Il semble parfois plus lourd, plus posé, les yeux dissimulés par des verres légèrement fumés ; ce n’est pas pareil . Elle ne le montre pas mais ces jours-là , elle est un peu déçue.
Elle s’appuie légèrement contre le dossier, se laisse aller sans le lâcher du regard, l’écoute sans vraiment comprendre - c’est souvent compliqué - Elle observe ses mains, ses yeux, sa manière d’évoluer dans la pièce , sa démarche…Il s’interroge encore, après quelques hésitations, voire des erreurs, il va prendre le dessus et tout va s’éclaircir. Comme chaque jour, elle le connaît depuis si longtemps. Elle craint l’élucidation, augurant son départ jusqu’au lendemain. La pièce désertée, la solitude du petit salon retrouvée .
L’intensité des dernières minutes, elle ne peut le quitter des yeux , il ne dit rien , un voile de mélancolie les unit. Elle sent monter leur tristesse partagée, cette gravité dans son regard. Plus encore le vendredi à cause des deux jours de séparation qui vont suivre.
Il est temps de prendre congé. D’un éclair de télécommande , elle efface les lettres bleues qui traversent l’écran comme une signature à la fin de l’épisode: Inspecteur Derrick