(...) La lame du couteau pressée contre son cou, le mur dans son dos, elle n’a pas eu le temps de comprendre. Elle se laisse glisser sur un siège et ferme les yeux, la tête levée. Elle sent l’acier lisse contre son artère battante ; le couteau sans dents qu’elle a sorti pour la brioche de peur que l’autre , le couteau à pain, ne déchiquette la fine peau sombre et luisante de ses créneaux aiguisés .
Alors ça y est, c’est comme ça que ça va se passer. Elle y a si souvent pensé : allait-elle s’endormir, tomber, manquer d’air ? Finalement une inconnue va l’aider à passer le cap. Elle revoit la ferme de l’oncle Jo où on l’avait envoyée pendant la guerre pour la rapprocher du lait, des œufs, des fruits et de la viande. Elle se rappelle les animaux qu’elle a vu mourir , le porc, le mouton, les lapins. La lame, le flux rouge et les soubresauts. Elle se dit que ses filles vont voir son sang sur les murs de la cuisine , que c’est ça le pire. L’idée lui arrache un gémissement bouche close, elle voudrait tellement éviter cela.
Elle n’y peut rien elle ne peut qu’attendre, les yeux fermés, en appelant silencieusement – Pierre, qu’est-ce que je dois faire maintenant ? Je voudrais que les enfants ne gardent pas de moi cette image torturée, j’aimerais leur laisser un calme sourire, comme toi après ton attaque. Lorsqu’ils ont refermé le couvercle, tu avais l’air de sourire, encore . C’était comme si tu disais, une fois de plus – Tout va bien, les amours, c’est le bonheur là, non ?
-Pierre !
Elle entend sa propre voix appeler et ouvre les yeux.
Elle est seule, effondrée assise contre le mur, le couteau brille sur la table près de la brioche, dans la cuisine vide (...)