Minet
Ce jour là, je l’ai cherché partout.
Je l’ai appelé dans les coins et il n’est pas venu à moi… Je l’ai appelé encore : « Minet ! Minet ! » — c’était son nom, un nom sans originalité, mais c’était le sien — un joli petit chat gris, de gouttière, au pelage si bêtement rayé et tacheté, un chat ordinaire.
J’aurais aimé avoir un petit chat noir, mais grand-père avait dit : « Non, ça porte malheur », un blanc, mais grand-père avait dit : « Non, c’est toujours sale ». Lui, il n’aimait que les gouttières, alors il m’a donné un gouttière et, puisque c’est celui-là qu’on m’a donné, c’est celui-là que j’ai aimé.
C’est un petit chat gris. Rayé et tacheté. Un chat ordinaire.
Il a la beauté sans restriction de l’amour qu’on lui porte et la gaîté de cette certitude. Quand il me voit, il penche un peu la tête, avec un air si drôle. De doute. Ses yeux s’écartèlent soucoupes. « Mais oui, c’est bien elle. » Et il enfouit son petit museau blanc dans mon aisselle. Et je ris.
J’ai six ans. Je l’aime.
Jamais je ne me lasse de ses caresses. Jamais je ne m’ennuie de ses taquineries. Il me prend la main — air sauvage et farouche, cruel peut-être ? —, la mordillote à petits coups de ses crocs blancs, me tiraille le bout des doigts, me donne des coups de pattes. Jamais il ne me fait mal. Tout ça, c’est pour de rire.
Je ris. J’ai six ans et je l’aime.
À l’école, je pense à lui
— Odile à quoi rêves-tu ? fait la maîtresse.
— À rien, Madame.
— Odile, tu bailles aux corneilles…
— …
— Odile, qu’ai-je dit ? Peux-tu répéter ?
— … ?
— Odile, au coin. Ça t’apprendra à écouter !
Au coin, Odile n’écoute plus, plus du tout.
Au coin, je ne pense plus qu’à lui. Bientôt, tout à l’heure, je vais le revoir…
C’est l’heure. Vite, vite, quitter l’école, vite, vite, adieu copines, vite, vite, traverser la rue. « Regarde bien à gauche et à droite, avant de traverser.» Oui, oui, je regarde. Je sais, il faut. Vite, vite, à la maison.
La porte est grande ouverte. Il m’a entendu. Vient vers moi.
Non. Personne. Où est-il ? Minet, Minet ! Il est caché, c’est ça ? Le coquin. Je vais bouder, faire semblant, et il viendra.
Il ne vient pas.
— Minet, minet !
Minet ne vient pas.
— Maman, tu n’as pas vu Minet ?
— Papa, tu n’as pas vu Minet ?
Minet ne vient pas.
Maman me donne mon goûter. Je le grignote sans y penser. Je pense à mon Minet. Il me manque. J’ai envie de le prendre dans mes bras, de le caresser. J’ai besoin de l’entendre ronronner contre mon cœur, de sentir sa petite tête velue se blottir au creux de mon bras. J’ai le désir de lui parler, de lui dire qu’il m’a manqué et de lui raconter ma journée. J’ai besoin de lui.
Il m’écoute. Il m’a fixé de ses yeux verts. Je ris, J’ai six ans. Et je l’aime
Odile est assise à la table. Le repas fume. Ça sent bon. Mais Odile n’a pas faim. Le petit chat n’est pas dans la cuisine, collé contre la cuisinière, il n’est pas non plus blotti sur le poêle de faïence, dans le salon. Ni même dans le jardin de grand-père, ni non plus dans la rue. Odile l’a cherché partout.
— Tu ne manges pas ? dit la mère. Tu sais, il reviendra. C’est sûr, il reviendra. Les petits chats, quand ils grandissent, ils aiment aller se balader de çà de là, et voir le monde. C’est leur nature de chat. Mais ils reviennent toujours. Il reviendra.
Odile ne sait pas. Odile a peur pour son petit chat.
Odile ne dort pas. Odile revoit son petit chat, quand elle le caresse, tout doux et poils de soie. Il la regarde de ses yeux verts si tendres, avec une interrogation rigolote. Et tout soudain, se met à lui sauter sur le ventre, de drôles de petits bonds, comme des ressorts, et l’air de se moquer. Attrape-moi ! Et…
Odile pense à son chat. Odile ne pleure pas, mais elle pense à son chat.
À onze heures et demie, j’ai couru jusqu’à la maison, sans bavarder avec aucune copine, et je suis arrivée, tout essoufflée, dans la cuisine, où Maman finissait de préparer le repas.
— Il est revenu ?
— Non.
Maman a ajouté :
— C’est sûr, il reviendra… Je crois.
Et ce « je crois » m’a paru si frêle, si fragile, si peu convaincu déjà, que j’ai senti un pincement tout petit et très fort à mon cœur et, dans ma tête, je me suis dit : « Il faut. Il faut. »
Il est 16h45. Odile a traîné, le long du chemin. Un peu. Elle a peur de retourner à la maison, et qu’on lui dise l’atroce vérité : qu’il ne reviendra plus. Jamais. Qu’il est perdu pour toujours… Elle regarde autour d’elle, partout, « au cas où »… Elle voit des petits chats. Plein de petits chats. Aucun n’est le sien.
Quand elle franchit la grande porte verte, pour entrer dans la cour de la maison, ses jambes se mettent à trembler. Elle a peur.
J’ai regardé Maman. Elle n’a rien dit. Mais — aussitôt — je me suis mise à chercher partout.
Il était couché contre le mur de la maison, au pied de la « grotte de Lourdes » que nous avions fabriquée mon frère et moi. Une tôle avait glissé du tas appuyé sur le mur, à côté, et Minet était dessous, le corps allongé, les pattes tendues. Raides.
Papa est venu. Il l’a libéré.
Comme il est raide, mon petit chat ! Immobile, attrapé dans cette pose étrange, que jamais je ne lui ai vue… Cette raideur me fait peur. Me répugne… Son corps et son ventre si doux, façonnés par la tôle, en ont gardé l’ondulation régulière, vagues immuables, sans lointain, sculptées dans sa chair, à tout jamais arrêtée dans cette posture singulière. Meurtrière. Monstrueuse.
Où est mon mignon petit chat au ventre souple, à la fourrure de soie ? Mon petit chat qui bondissait si joliment, venant à ma rencontre ? Mon petit chat qui tendait le cou en miaulant pour recevoir des caresses ? Je ne le reconnais plus.
Il est mort, a dit papa.
C’est donc ça, la mort ?
Odile ne rit plus.
Désormais, encore, après toutes ces années, c’est ainsi que je le retrouve, mon petit chat, au creux de ma mémoire : ondulé, tout ondulé et, encore maintenant, j’ai mal pour lui, mal de cette étrange et monstrueuse ondulation qui l’a tué…
J’avais six ans, et je l’aimais.
Annick DEMOUZON