Dans mon dernier recueil Contes Déraisonnables, la nouvelle Merci Charles racontait l'histoire d'un petit éditeur d'art courant après la trésorerie pour continuer à publier ...Pour ceux qui l'ont lue, le héros nommé Charles du Gué, comme son grand-père, publiait les carnets de son aïeul, histoire de finir en beauté. Ce geste de fidélité devenait une bonne affaire : le livre rencontrait un engouement totalement inattendu...
Henry des Abbayes, mon éditeur, est en train de vivre ce genre de success story surprenante: il a décidé de republier la flore de son grand-père Henry des Abbayes, un grand professeur de biologie décédé en 1971. Ce projet compliqué, entrepris par fidélité familiale, est en passe de devenir une réussite extraordinaire. Pour l'instant il a multiplié ses prévisions par trente et ce n'est pas fini. Les commandes affluent et le petit-fils reçoit des appels de toute l'Europe...Moi je dis que la vie est belle, parfois!
A propos du professeur Henry des Abbayes c'est par ici.
La flore d'Henry des Abbayes aux éditions Henry des Abbayes, c'est ici
Le début de Merci Charles, histoire de pousser mon recueil (qui marche bien aussi, merci, bientôt en réédition)
Merci Charles
- Monsieur Lerable va vous recevoir.
Une demi-heure que Charles attend, une demi-heure à regarder les deux filles de l’accueil, à écouter monter leurs voix aigües aux intonations nonchalantes, sonner les téléphones, chuinter la porte électrique …
Il se dresse lorsque le banquier apparaît mais l’autre lève une main pâle - Un instant s’il vous plaît ! Charles se rassoit sur le fauteuil neutre, encore attendre.
L’an dernier en partant pour la banque il lançait souvent à Sarah - Je vais travailler au développement du Rable ! il se moquait du petit jeune homme exagérément aimable aux chemises irréprochables. L’horizon a noirci, entre impayés et marché flageolant, sa trésorerie a fondu, le nom de son conseiller bancaire ne l’amuse plus.
Il répète ses arguments pour être prêt tout à l’heure - Juste mille euros, un paiement va arriver le onze, il me manque deux semaines de cash, le lising de ma dernière machine…Quelques mots anglais pour un fait indiscutable : sans cet argent les éditions du Gué n’ont qu’à fermer.
Le banquier fait mine de s’étonner de sa présence, comme s’il était venu par hasard, ils ont pourtant rendez-vous. Au début de leur histoire le costume avançait vers Charles avec animation, la main et le sourire l’agrippaient, la jovialité de M.Lerable le surprenait toujours un peu. Aujourd’hui le conseiller paraît chercher un moyen de retarder leur entrevue, pivote enfin vers lui, lève les yeux et fait mine de le remarquer sur sa chaise - Ah Monsieur du Gué ! Allons-y !
Charles se lève, la paume à peine effleurée lui laisse une écœurante sensation de douceur crémeuse, plus du tout la virile poignée de main de leurs débuts. Il prépare ses mots, craint de parler trop vite, trop fort, de sembler trop véhément.
- Je n’ai besoin que de mille euros jusqu’au onze …
Il doit étirer sa voix comme une pâte trop dure, une encre figée. Mille euros, presque le prix des bottines qui luisent en vitrine chez Emery.
- Vous savez Monsieur du Gué …Le banquier s’adresse à lui avec la solennité d’un vieux sage, d’un chaman délivrant l’oracle d’un feu d’herbes odorantes. Vous savez Monsieur du Gué, mille euros c’est beaucoup au regard de vos rentrées d’argent et de votre trésorerie qui est plutôt…déficitaire.
Les lèvres pâles crachotent le dernier mot, Charles regarde la bouche du banquier faire un rond, pense à un poisson et regrette d’être venu.
Il se lève, il n’aura rien ici, il ne va pas subir une leçon de morale en plus. Peu importent la beauté de ses livres, l’univers de sa minuscule librairie, les tirages de têtes, les éditions rares. Entre ces murs, il est quelques chiffres sur un tableau : petites rentrées d’argent, petites dépenses, client négligeable. Déficitaire.(...)