Elle
C’est un éclat de soleil entre les branches. Là-bas. Des mauves indécis sur fond de ciel bleu — un bleu banal, trop bleu, un peu ridicule. Et, près d’un grand sapin mousseux, devant : elle — debout. Fluette et fragile. Troublée d’incertitude et de désir.
Une brume inexplicable autour, qui la protège et la dérobe. La révèle et la retire.
Cette brume sans doute dont sont faits tous les rêves.
Et, moi.
Loin, si loin d’elle, accroché à la haie — derrière la haie. Mauvais côté. Une haie comme un appel — « viens » — et repoussement — « ouste, on ne passe pas » : haie dentellière, très jolie, gracilité de nature, nouée à petits points de crochet, haie d’hiver, clairsemée, percée de trous, ouverte. Ouverte comme… comme…
Ouverte.
Mais fermée.
Prison tendue de cette haie qui me tient à l’écart, moi, à tout jamais coincé sur le chemin de passage. Loin.
Et elle, là-bas. Inaccessible.
Tout près de mon regard, il y a ce lierre trop vert, d’un vert cru, qui luit. Il pleut. Un peu. Le lierre est bleu.
Là-bas, elle se dérobe à mon désir.
Quel âge a-t-elle ? je me demande. Depuis combien d’années vit-elle ici, ainsi, accrochée à la terre, jaillie de ses flancs ? Et si emplie du désir des hommes.
Ce désir, en moi, qui bouillonne. M’emporte. Me blesse. Tellement brutal de cette incertitude.
Pas d’âge. Elle est la vie. La vie-même, le passage infini de la vie sur la terre, génération après génération. Une image de la vie. Un réceptacle. Un creuset. Un rappelle-toi qu’un jour, toi aussi, tu devras mourir…
*
… J’ai écarté la haie, m’y faufile. Écartement originel. Des branchules encore engrisées de froid se sont accrochées à mes bras : « Non, non ! On ne passe pas ! Passage interdit », me retiennent. « — Ah, mais, non, permettez ! » Je les repousse. Geste si sûr de mon droit. Je passe. Je foule de mes pas la prairie d’or blanc qui mène à son sein. Je la caresse de mon attente. Je m’enfonce vers elle. Je disparais dans sa brume. Attrapé.
Nous voici face à face, œil à œil. À nous mesurer l’un l’autre.
Nous nous valons. « Viens, me dit-elle alors, viens. »
Je viens.
La pénètre.
Et elle se livre à moi. Toute.
*
Je me suis arrêté le long du chemin. Sous mes pieds, les cailloux roulaient, luisants de pluie. J’aurais pu — dû — les regarder — eux —, les surveiller, jauger le sol, assurer ma marche hésitante. Périlleuse peut-être. Ne pas la voir, elle.
Mais, je l’ai vue — elle, rien qu’elle —, à travers les branches, posée sur le mauve indécis du coteau, noyée d’un peu de bruine ensoleillée. Là-bas. Désirable. Et inaccessible. Inaccessibilité si brutale du désir. Soudain révélé.
Certitude. Je me suis arrêté.
La contemple.
Il y a, entre elle et moi, cette prairie étendue. Et cette haie de dentelle, si frêle : empêcheuse et désireuse. Et, là-bas, en elle, des siècles et des siècles de vies inconnues, scellées à jamais dans ses flancs. Et que j’ignorerai toujours.
J’ai posé contre la haie, mon bâton de marcheur. J’ai sorti de ma poche mon petit appareil. Un déclic. La voilà mienne.
Je crois.
Mais une image. Une simple image.
Et des vies à rêver.
On distingue à peine, derrière l’embrouillure de la haie, la ligne incertaine de son toit mauve, tracé de branchules, et pentu, du même mauve exactement que celui du coteau. De la même pente. Et ses murs ont le contour si flou, si doux, qu’ils ne sont que trou blanc, or blanc, posé sur la prairie. Presque invisibles. Sur le pignon, au milieu, il y a une porte — peut-être une porte —, je crois que c’est une porte.
Annick DEMOUZON